Libération lance une bouteille à la mer

Publié le par Philippe Gammaire

Le quotidien Libération redécouvre (un peu tard) ses lecteurs. Il faut dire que la crise est sévère à Libé.

La semaine dernière, déjà, un claquage de porte avait fait grand bruit avec le départ de quatre « figures historiques » de la rédaction, dont Florence Aubenas et Jean Hatzeld. En juin, c'est July qui jetait l'éponge.

Ce matin, le quotidien s'adresse à son lectorat : mise au point, données économiques sur la presse en crise, appel aux lecteurs. Mais cette double page, surtout, c'est une bouteille à la mer. Le signe du désarroi profond d'une rédaction dont le navire a déjà commencé à sombrer.

Plutôt que de rejoindre le concert hypocrite des pleureuses, qui vont immanquablement se répandre à grands coups de "menace sur le pluralisme de la presse", "danger pour la démocratie", je préfère poser un regard critique sur ce grand quotidien tombé bien bas. Ce titre de presse, dont les textes souvent drôles et décalés me donnèrent envie, au commencement des années 1980, de faire du journalisme.

On pourraît presque dater le jour exact où Libération a précipité sa chute, organisé la rupture irréversible avec ses lecteurs. Je situe cette date funeste au lendemain du référendum au TCE, qui vit la victoire du NON. Ce jour-là Serge July se fend d'un billet de (mauvaise) humeur, dans lequel il démolit les nonistes, en les traitant pour ainsi dire de crétins.

On était déjà bien loin du journal des origines, fait « par et pour ses lecteurs », aux antipodes de ce quotidien inventeur d'un journalisme novateur qui fit école dans la presse durant la décennie des années 90. Mais là, ce fut le coup de grâce.

 

Au fil du temps, Libé s'est donc coupé de ses lecteurs jusqu'à en devenir presque autiste.

Le journal citoyen et impertinent a salement viré en quotidien établi de centre-droit, tandis que les ventes ont peu à peu dégringolé. Et même gravement ces derniers mois. Pour le premier semestre 2006, la chute des ventes du quotidien est vertigineuse : en baisse de 10,5% le journal ne vend plus que 76.226 ex. en France, dont 24.824 sur Paris sur la période. Pire encore est la chute sur le seul mois de juin 2006 par rapport à juin 2005 : -21%.

L'appel paru ce matin dans les colonnes de Libé n'en est que plus pathétique : « Nous avons besoin de vous, besoin de vous entendre ». Il était temps, diront certains. Je crains qu'il ne soit trop tard.

Un paragraphe évoque la grave crise actuelle de la presse quotidienne payante. Des raisons à cela : la presse gratuite est citée (pourtant toutes les études montrent qu?elle ne pique pas de lecteurs aux journaux traditionnels. Elle amène au contraire des jeunes à la lecture de journaux), la révolution internet (on en reparlera), l'évolution des modes de vie, les coûts d'impression, le prix du papier (etc), les points de vente qui ferment.

Encore rien sur le contenu en lui-même. Jusqu'à cet aveu : « Le journal doit également faire face à ses propres erreurs (...), nous disposons d'une réelle marge d'amélioration. La crise que traverse la presse quotidienne est aussi une crise de l'offre ».

Tiens, tiens. La rédaction de Libération remettrait-elle enfin en cause la qualité de son contenu ?

On sent bien que le rédacteur de l'article, à travers ses circonlocutions, a du mal à l'admettre. Il finit par cracher le morceau : « La vocation originale de Libération ETAIT (ndlr : elle ne l'est donc plus) de raconter ce que les autres médias ne racontaient pas », écrit-il, avant d'ajouter bizarrement « mais cette ambition ne suffit plus ».

Ah bon. Ce serait pourtant déjà pas si mal de renouer avec quelque originalité de contenu.

« Avec le temps, d'autres que nous ont compris que le journalisme devait sortir des sentiers battus » (des noms, des noms !). Et d'ajouter : « Libé possède les ressources humaines pour REDEVENIR le journal qui, chaque jour, est au plus près du réel (!), au plus près de ses lecteurs ».

Fort bien. Libération semble donc redécouvrir ses lecteurs, un peu comme on réinventerait l'eau chaude. Un simple appel ne suffit pourtant pas, il faut aussi être en phase avec ceux qui vous lisent.

C'est le plus cruel, dans cette histoire : Libé a perdu son esprit contestataire, en même temps que ses cadres investissaient les plateaux de télévision et passaient de l'autre côté de l'écran. Symbolique au fond. Le premier d'entre eux fut l'inénarrable Cherge-passe-moi-les-caouètes, invité permanent des émissions de Christine Ockrent.

L'ancien patron de Libé, journal fondé par Sartre, est désormais chroniqueur sur RTL. J'attend avec impatience son prochain passage aux grosses têtes de Bouvard, entre Carlos et Amanda Lear.

Autrefois à l'avant-garde des modes, des talents, des faits de société, frondeur et pourfendeur des pouvoirs, autrefois à l'écoute de ses lecteurs, Libération est devenu suiveur puis donneur de leçons autiste.

Un peu à l'image de ce qu'écrit Jean Quatremer sur son blog (coulisses de Bruxelles). Ce type est extraordinaire. Correspondant permanent de Libé à Bruxelles, à force de cotoyer la Commission il a fini par épouser le système libéral et ne s'est jamais vraiment remis du vote français lors du référendum sur le TCE.

Depuis, il ne cesse de taper sur tous ceux qui ont appelé à voter non. C'en est devenu une longue complainte récurrente sur son blog, comme une sale amertume qui ne le quitte plus. Au point qu'il voit tous les nonistes comme des anti-européens convaincus.

De quoi désorienter le lecteur de gauche qui a voté non. En réalité, Quatremer incarne au sein de Libé la culture "libérale libertaire" qui a mené le journal au résultat qu'on connaît aujourd'hui.

A la lecture de Libé, ce matin, une phrase enfin me laisse interrogateur : «Sans prétendre répondre aux multiples questions laissées sans réponse par les hommes politiques et les intellectuels, nous pensons que nous pouvons contribuer à la nécessaire refondation d'une pensée de gauche ».

Que cherche à nous dire Libé ? J'ai bien peur que Libé ne le sait pas lui-même. Je sais, c'est dur. Mais Libé, ton image est tellement brouillée...

 

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P
Non Citrouille, on ne peut pas en permanence donner des exemples, rappeler l'histoire (ne serait-ce que pour des raisons de longueur). Au lecteur de faire son propre chemin. Vous êtes un peu trop habitué à ce qu'on vous mette tout dans la bouche, faites un petit effort. Mon commentaire sur Libé, en outre, n'est pas une démo scientifique mais un point de vue, ma vérité.
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C
????Sauf que la recuperation - sans argumentation, sans exemples - du verbiage d'un sociologue anti-mai-68 pour denigrer un journaliste, yep, c'est de la novlangue. C'est de l'attaque ad-hominem sans substance. Meme chose pour la Commission Europeenne, facile et gratuit de brocarder dans le style Murdoch une institution defendant avec succes le droit des consommateurs, mais ca aurait un peu plus de valeur si vous preniez des exemples pour valider votre argumentation.
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P
La sociologie, fut elle marxiste, est une tentative de compréhension du monde à travers des concepts, pas un exercice de langue de bois. La vraie novlangue-de-bois vous la trouverez chez vos amis libéraux... du côté de la commission européenne.
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C
@ Phil,Content de vous faire sourire,Ok, liberal-libertaire n'est pas de l'alternovlangue mais de l'authentique novlangue marxiste anti-mai-68.
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P
Citrouille, votre réaction ne m'étonne guère pour tout dire, elle me fait plutôt sourire.<br /> Libéral-libertaire pour votre culture générale : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lib%C3%A9ral-libertaire ou encore http://perso.orange.fr/philo-clouscard/pages/concepts.html#anc15<br />  
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